Quand les nuages parleront #1

Photographies imprimées sur journal format tabloïd
Turquie, 2018

L’œuvre d’Émeric Lhuisset interpelle tout autant et peut-être même bien plus que des photos ou des illustrations qui tenteraient de nous mettre directement, crûment, face à la réalité de l’événement. Ici, point de figures humaines dans la souffrance ni de bâtis endommagés. Rien que le ciel et des nuages. Le ciel d’Ani ou le ciel de Diyarbakır, les nuages sur Adana ou sur Yüksekova, tous les mêmes, dans une attitude hiératique et antédiluvienne, nous parlent de la disparition. La disparition des villes, des quartiers, des communautés, des femmes et des hommes, des lieux de mémoire et des cultures. Ces disparitions s’accumulent et s’entassent telles les couches archéologiques mais marquent par leur absence les mémoires mutilées et les histoires enfouies.

En regardant cette terre anatolienne, ses tourments, ses espoirs et ses tragédies par le reflet de ces images paisibles, nous plongeons dans le vide angoissant des quartiers entièrement rasés, des corps déchiquetés pas plus loin qu’il y a quelques années, mais aussi des populations arméniennes, alévies, chaldéennes massacrées, déportées il y a bien plus longtemps. Ces nuages nous parlent de la permanence de l’autoritarisme, de l’obsession de l’homogénéité ethno-religieuse, de la violence extrême et nous obligent à nous en souvenir.

Se rappeler qu’il n’y a plus d’Arméniens à Adana, à Van ou à Diyarbakır. Se rappeler que les eaux fortes de Munzur continuent toujours de pleurer le sort des massacrés à Dersim. Se rappeler qu’une manifestation pour la paix à Ankara a été interrompue par le plus sanglant attentat de l’histoire de la Turquie et annonça l’avènement de l’ère de l’état d’exception. Se rappeler ce silence morbide qui règne dans les quartiers détruits de Şırnak ou de Cizre.

Pourquoi cette obsession à faire disparaître la ville millénaire de Hasankeyf sous les eaux du Tigre ? Faut-il chercher derrière cet anéantissement le nationalisme exalté qui s’expose à Trabzon ; la volonté de faire oublier l’absence lourdement présente de ceux du Pont ? Et cet acharnement autocratique à faire disparaître de notre mémoire le parc Gezi et la place Taksim qui étaient devenus durant quelques semaines, il y a six ans, le haut lieu de la jeune Turquie relevant la tête contre l’autoritarisme ?

Les cieux de dix-neuf sites de la Turquie, tous identiques dans leur vide bleu et tachés du blanc des nuages qu’Émeric Lhuisset nous propose de contempler, nous interpellent et chuchotent à nos oreilles une interrogation : l’énergie morbide qui alimente le cercle vicieux de l’extrême violence ne provient-elle pas de ces disparitions successives, toutes niées et refoulées ?

- Ahmet Insel

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